Charles et Albert trônent tous deux au Temple de la renommée du golf canadien. Le petit-fils d’Albert raconte leur épopée.

Mes grands-parents habitaient un duplex sur une paisible rue de Montréal et j’adorais leur rendre visite. Le corridor était décoré de photos de mon grand-père Albert, un golfeur professionnel qui ne parlait jamais de sa carrière.

Quand je descendais à la cave, humide et encombrée, l’importance de sa vocation golfique me sautait aux yeux. Sur une tablette étroite, le long d’un mur, se dressait une collection de bâtons de golf en bois de tous les calibres et styles imaginables. L’un d’eux semblait façonné à partir d’une branche d’arbre. À côté, une vitrine contenait des balles de golf antiques et des douzaines de tés en bois, papier ou métal. Dans un autre coin, il y avait des maquettes de verts en pâte à modeler et ce que grand-maman appelait « ses cartes », roulées ou épinglées au mur.

Parmi la quincaillerie de trophées, médailles et souvenirs de golf encombrant le vaisselier du rez-de-chaussée se trouvaient quatre albums de photos et coupures de presse témoignant d’une vie de grand golfeur. Quelques décennies plus tard, un album de son frère Charlie, révélé par une de ses petites-filles qui a permis au Musée et Temple de la renommée du golf canadien de le numériser, venait confirmer la glorieuse carrière de pionniers qu’avaient menée les frères Murray au golf professionnel.

Leur père, Charles Joseph Murray, tailleur de pierre, émigre d’Angleterre en 1888 pour se faire une vie au Canada avec sa femme et ses trois enfants : Charles, cinq ans, Albert, huit mois, et Frances, née entre les deux garçons. Il ne tarde pas à se mettre au boulot et bâtit une vaste maison familiale à colonnes corinthiennes, près de Toronto, tout en travaillant comme maçon sur les chantiers de la ville. Mais les finances de la famille sont serrées.

Jeune adolescent, Charlie se met donc en quête de travail à temps partiel. Grand, solidement charpenté, il a entendu dire que le club de golf du voisinage cherche des cadets. Cela fait son affaire, rester dehors, gagner quelques sous et apprendre un nouveau sport, de surcroît. Son jeune frère Albert, qui le suit partout, l’accompagne. Il a neuf ans.

Les frères Murray apprennent vite les rudiments du golf et en 1899, Albert gagne son premier tournoi de cadets. Son prix? Un plum-pudding avec une pièce d’or de 5 $ cachée à l’intérieur. L’année suivante, il défendra avec succès son titre.

Albert est cependant tiraillé entre le golf et les chevaux. Derrière la maison familiale, il y a la piste de course privée de Joseph Seagram, fondateur de la distillerie éponyme. Le jeune garçon traîne du côté des stalles et tombe en amour avec les chevaux. Avec la permission de M. Seagram, mais pas de son père, et la complicité de Charlie, Albert se lève chaque matin à cinq heures pour exercer les chevaux.

« Avec le temps, j’ai gagné en confiance jusqu’à pouvoir entraîner n’importe quel cheval sur le terrain, écrira Albert dans son journal. Les chevaux savaient que je les aimais et étaient donc devenus faciles à manier. »

Il voudra devenir jockey, jusqu’à ce que son père s’en rende compte. « C’était ma première ambition, j’aimais mieux ça que le golf », dira-t-il à un journaliste des années plus tard.

L’année 1900 marque l’arrivée de George Cumming – un Écossais qui a débuté sa carrière comme cadet à 14 ans – au premier Toronto Golf Club, non loin de la demeure Murray. C’est là que Cumming fait la connaissance de Charlie et qu’il lui conseille de songer à une carrière au golf, ayant noté les habiletés naturelles du jeune homme et surtout son flegme, qualité essentielle pour bien servir les membres du club. Pour se faire remarquer, lui aussi, Albert lui montre le bâton de golf qu’il a façonné à partir d’une branche d’arbre à 12 ans. Les frères Murray seront les premiers diplômés de Cumming, ayant appris l’art de la fabrication de bâtons et de l’enseignement du golf.

Ensemble, les Murray vont mettre en pratique leurs compétences, d’abord au Toronto Hunt Club où Charlie est professionnel en titre et Albert, pro enseignant attitré, puis au Westmount Golf Club, à Montréal, et ensuite au Royal Montréal.

Le premier Omnium canadien a lieu au Royal Montréal, en 1904, et seuls 10 professionnels, plus quelques amateurs, y participent. Albert termine le tournoi en 12e place et Charlie en 4e. Albert sera vainqueur en 1908 et en 1913, tandis que Charlie aura le titre en 1906 et en 1911, année où il fondera, avec son frère et 22 autres golfeurs professionnels, la PGA du Canada.

En 1906, Albert quitte Montréal pour Québec, ou plus précisément Cove Fields, un secteur des Plaines d’Abraham où se trouve le (futur Royal) Quebec Golf Club. Il n’a que 18 ans et, comme professionnel en titre, il a pour mission de rénover le parcours. Il retourne à Montréal un an plus tard, mais les membres du club de Québec ne l’oublieront pas et en 1915, ils embaucheront Albert pour aménager leur nouveau terrain de 18 trous à Boischâtel.

Au fil des ans, Charlie consolidera sa réputation auprès des membres du Royal Montréal et de la grande communauté golfique grâce à ses prouesses. Au début des années 1920, il affiche régulièrement des scores dans la soixantaine, ce qui est rare en cette ère de balles inertes et de parcours mal entretenus. Homme de peu de mots à la personnalité intègre et charismatique, il est très aimé des membres. Dix ans plus tard, le Royal Montréal le consacre membre honoraire à vie, en reconnaissance de 25 années de loyaux services.

En plus de sa victoire au premier Championnat de la PGA du Canada et aux deux omniums, Charlie triomphera neuf fois à l’Omnium de Québec. De son côté, Albert détiendra pendant 50 ans le record du plus bas score réalisé à l’Omnium de Québec avec sa victoire de 1931.

Entretemps, ce dernier est à la recherche d’un endroit de classe pour fonder la première école intérieure de golf au Canada. Il loue le sous-sol de l’hôtel Ritz Carlton, à Montréal, en 1916, où il installe les appareils d’apprentissage qu’il a inventés pour l’assister dans ses cours. Albert exploitera son école de golf d’hiver en différents lieux de la ville pendant 25 ans.

Très tôt, aussi, il s’intéresse à l’architecture de golf et déjà, en 1915, le jeune Murray a 10 parcours à son actif, certains dessinés avec son frère Charlie, dont le clubs de golf Kanawaki et Whitlock. Au terme d’une carrière professionnelle de plus de 60 ans, il aura conçu ou réaménagé au-delà de 60 parcours.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, on organise des matchs de golf patriotiques pour le Fonds de secours de la Croix-Rouge. C’est la première fois en Amérique du Nord que des spectateurs paient pour regarder jouer des professionnels. Les frères Murray, faisant équipe contre les meilleurs golfeurs de l’époque, resteront invaincus. En 1918, le journal Toronto Mail and Empire annonce que le multiple champion amateur canadien George S. Lyon et le professionnel Percy Barrett lancent un défi aux frères Murray, au Weston Golf & Country Club de Toronto, avec paris ouverts de 500 $ ou 1 000 $.

Le golf professionnel devient lucratif et en mai 1922, le Vancouver Sun rapporte que Charles et Albert Murray sont les golfeurs professionnels les mieux payés au Canada. Charles vient tout juste de décliner une offre d’E.B. Mclean, éditeur du Washington Post, qui souhaite l’embaucher comme entraîneur personnel et pro en titre du club privé qu’il construit en Floride. Son refus témoigne de sa fidélité envers les membres du Royal Montréal où il est en poste depuis 1905.

Il sera plutôt le premier pro en titre du nouveau parcours conçu par Donald Ross à Delray Beach, en Floride, le Gulf Stream, surclassant ainsi plusieurs professionnels américains de haut calibre pour obtenir ce poste convoité dans un des clubs les plus exclusifs du pays.

Père dévoué de trois fils, Charlie amènera sa famille chaque automne en Floride pendant neuf ans afin d’exercer sa profession au Gulf Stream durant l’hiver, revenant au printemps pour l’ouverture de la saison au Royal Montréal. C’est en Floride que Charlie acquiert une réputation enviable à la grandeur de l’Amérique du Nord, brisant les records de parcours aux clubs de la région et accueillant au Gulf Stream les stars du golf de son époque.

Pendant ce temps, son jeune frère Albert est pro en titre au Country Club de Montréal dont il a conçu le premier parcours en 1910, deux ans après avoir remporté son premier Omnium canadien à l’âge de 20 ans, soit le record du plus jeune champion, toujours intact 109 ans plus tard. Charlie, pour sa part, détient celui du plus grand nombre de top 10 de l’Omnium avec deux de plus que Jack Nicklaus.

« Les Murray régnaient au sommet » titrera le Montreal Star en 1967, publiant une interview d’Albert, alors âgé de 70 ans. On y lit que le Parcours Jaune, premier golf municipal du Québec conçu par les frères Murray, fut le premier club public choisi pour accueillir un championnat ouvert en Amérique du Nord. Le « jeune » Murray hoche la tête quand on lui parle des stars du moment comme Nicklaus, Palmer et Player, disant que le jeu a complètement changé depuis son époque, puis il fait un clin d’œil au journaliste et ajoute : « Mais le trou est toujours aussi petit. »

Ian Murray, petit-fils d’Albert, rédige actuellement un ouvrage sur les frères Murray à l’Âge d’or du golf.